Pucerons sociaux

Quand les pucerons se socialisent

par Mayako Kutsukake et Jean-Christophe Simon

L’existence d’individus stériles tels qu’on en rencontre chez les insectes sociaux (termites, abeilles, fourmis) a longtemps constitué une énigme pour la biologie évolutive. Si la sélection naturelle retient les plus aptes, comment expliquer le maintien d’individus dont la valeur reproductive est nulle. La réponse est venue du célèbre socio-biologiste anglais William Hamilton qui introduisit en 1964 le concept de sélection de parentèle : cette théorie stipule que des individus peuvent transmettre des copies de leurs propres gènes non seulement en se reproduisant, mais aussi en favorisant la reproduction d'individus apparentés, par exemple des sœurs, des frères ou des cousins par un comportement altruiste (soin au couvain, approvisionnement en nourriture, défense), voire en renonçant à leur propre reproduction dans le cas d'individus stériles.

Diversité des cycles de vie des pucerons sociaux

A ce jour, plus de 80 espèces appartenant aux sous-familles Eriosomatinae et Hormaphidinae sont connues pour être sociales, leurs colonies étant formée d’une caste d’individus reproducteurs et d’une caste d’individus au comportement altruiste appelés «soldats». La caste des soldats a évolué à plusieurs reprises chez les pucerons. Le cycle de vie typique des pucerons sociaux est compliqué, faisant intervenir de façon saisonnière des alternances entre générations parthénogénétiques et sexuées mais aussi entre plantes hôtes. Sur l’hôte primaire, la fondatrice issue d'un œuf fécondé forme une galle et se reproduit parthénogénétiquement dans la galle. Après plusieurs générations parthénogénétiques, des individus ailés sont produits et migrent vers les hôtes secondaires, où ils se reproduisent également par parthénogenèse pendant plusieurs générations. Ensuite, des adultes ailés, appelés sexupares, retournent sur l'hôte primaire et produisent des mâles et des femelles sexuées, qui s'accouplent et pondent des œufs d'hiver qui donneront naissance à de nouvelles fondatrices au printemps suivant. Les soldats sont généralement trouvés à l’état de larves de premier ou de deuxième stade. Ils peuvent être produits soit sur l’hôte primaire, soit sur l’hôte secondaire, ou sur les deux. Une autre caractéristique est qu'il existe des espèces eusociales et présociales chez les pucerons. Les soldats des espèces eusociales sont morphologiquement différenciés des larves normales et ne se développent pas, tandis que ceux des espèces présociales se développent et se reproduisent, et aucune différence morphologique n'est détectée entre les soldats et les non-soldats.

Rôles des soldats

Pour les soldats, le rôle social principal est la défense des colonies contre les ennemis naturels. Ils ont des armes spécialisées pour l'attaque. Les soldats de deuxième stade qu’on trouve dans des galles sur l’hôte primaire de Tuberaphis styraci ainsi que d'autres espèces de Cerataphidini attaquent les prédateurs en insérant leur stylet et en injectant un venin spécifique aux soldats dans le corps des victimes (voir la photo). Le prédateur attaqué est paralysé et finalement tué, ou est repoussé hors de la galle. Les soldats de premier stade qu’on trouve sur l’hôte secondaire de certaines espèces de pucerons du genre Pseudoregma et Ceratovacuna ont des pattes avant élargies et des cornes frontales bien développées. Ils étreignent fermement l'adversaire avec leurs pattes et le transpercent avec leurs cornes longues et pointues. En outre, les soldats de certains pucerons sociaux effectuent également des travaux d’entretien, comme le nettoyage et la réparation des galles. Les soldats évacuent les déchets, tels que les gouttelettes de miellat, les exuvies et les pucerons morts, en les poussant avec la tête ou d'autres parties du corps hors de la galle.

Des soldats de Tuberaphis styraci attaquent une larve de la mouche des fruits en injectant du venin avec leurs stylets (photo Mayako Kutsukake):

Tuberaphis styraci

Tuberaphis styraci

La réparation des galles effectuée par les soldats de Nipponaphis monzeni est très sophistiquée. Lorsque la galle est attaquée par un prédateur, les soldats réparent la brèche de la galle en déchargeant leur liquide corporel et en rebouchant ainsi le trou (vidéo: Mayako Kutsukake):

Date de modification : 19 mars 2020 | Date de création : 22 janvier 2020 | Rédaction : Mayako Kutsukake, Jean-Christophe Simon